Laurence Marconi Un carré pas très frais

Publié le par magali duru

Laurence Marconi s'est emparée du thème de l'appel de textes et nous a concocté pour le dessert:



Un carré pas très frais



 … Le petit matin les cueillit avant qu’ils n’aient le temps de rejoindre le bateau. Il les surprit à l’angle de la rue qui débouche sur le port, alors qu’ils se hâtaient, aussi vite que leurs jambes chancelantes pouvaient les porter. Il les cueillit comme le jardinier déterre, dans son carré de légumes, navets et radis frais sur les feuilles desquels la rosée perle encore.
Sauf qu’eux n’étaient pas bien frais. Ils avaient par contre des mines de déterrés. Ils n’avaient pas imaginé devoir ainsi presser le pas pour ne pas être vus. D’ordinaire, lors d’une escale, leurs folles équipées les menaient jusqu’au bout de la nuit, mais c’était la première fois qu’ils étaient contraints de gravir la passerelle dans la blancheur de l’aube, comme sous les feux de la rampe.
Loïc s’en serait bien passé. Il ne voyait pas comment éviter le regard réprobateur des officiers, déjà à pied d’œuvre sur le pont. Il en avait sans doute une conscience plus aiguë que ses compagnons. Sans doute aussi était-il un peu moins ivre. C’était lui qui avait arraché les trois autres aux griffes de la nuit, à cette emprise qu’elle a sur les marins en escale, lorsqu’après des semaines d’eau plate et d’eau salée, de jours irréprochables lavés de tout soupçon, ils s’en vont noyer leur ennui dans les plaisirs de la nuit.
Loïc était un garçon carré. Réglo, taillé pour l’armée. Il n’avait d’ailleurs pas hésité à l’heure des choix et n’avait jamais regretté. Lorsqu’il était en service, il s’acquittait de sa tâche avec le plus grand sérieux. Mais lors des temps de repos dans les ports, il était sans cesse tiraillé entre le souci de ne pas décevoir ses supérieurs hiérarchiques et l’envie de vivre pleinement ses nuits de liberté, comme il l’aurait fait en toute impunité s’il n’avait pas fait carrière dans la Marine. Après tout, ils n’avaient commis aucun crime, seulement joui de ces quelques heures au port, de ce moment pris entre deux virgules, suspendu, comme l’était la passerelle que ses compagnons avaient tant de mal à franchir.
Ils formaient un beau carré d’as, tous les quatre ! Deux paires mal assorties, mais qui avaient su faire fi de leurs différences, et nouer des liens d’amitié. Il y avait d’un côté Maxime et Xavier, qui passaient l’essentiel de leur vie dans le ventre du bateau, à caresser les machines pour les faire ronronner, de l’autre Romain et Loïc, en cuisine. Chacun était fier de son rôle : nourrir le bateau et l’équipage, alimenter les machines et les hommes en carburant. Ils s’épuisaient, les uns dans la chaleur des cuisines, les autres dans la fournaise des machines. Ils suaient, les cuistots dans la vapeur des immenses marmites, les mécanos dans la touffeur des imposantes chaudières. Les uns mitonnaient ragoûts, carrés d’agneau, les autres vérifiaient, contrôlaient, pour que tout soit au carré dans les entrailles du bateau.

Loïc s’efforçait de remorquer les trois autres jusqu’au pont inférieur d’où ils pourraient rejoindre leurs quartiers et finir leur nuit au carré, cet espace de vie qu’ils partageaient tous lors des moments de détente. Loïc poussait, tirait, soutenait ses camarades qui trébuchaient, grognaient et ricanaient, tandis que sur le pont supérieur quelques marins en tenue qui venaient de prendre leur service, les observaient en plaisantant. Il faut dire que cette paire au carré ne passait pas inaperçue ! Loïc avait jusqu’alors toujours franchi avec facilité la rampe de métal, cordon ombilical reliant les marins au reste du monde, mais dans la fraîcheur du petit matin, leur ascension ressemblait plutôt à un chemin de croix. Il portait sur ses épaules pourtant carrées, le poids de ses camarades et celui de sa honte. Il se demandait comment il pourrait à nouveau soutenir le regard de son supérieur sans ciller. Au bout de quelques minutes qui, pour lui, durèrent une éternité, Loïc hissa le dernier des trois lascars sur le pont, sous les railleries et les quolibets des marins penchés sur la rambarde au-dessus d’eux. Le plus dur était fait.

Complètement dégrisé par l’effort qu’il avait dû fournir, il réalisa soudain qu’en franchissant ainsi la passerelle, en exposant à la vue de tous et surtout de ses supérieurs le côté face de sa vie de marin, il venait de s’affranchir, de couper ce cordon qui, comme la passerelle relie le bateau à la terre ferme, le reliait à sa hiérarchie. L’aube accusatrice, en le pointant du doigt, l’avait libéré de ce joug qui l’entravait comme une corde au cou. Il allait enfin pouvoir affronter le regard des autres, assumer son côté Mister Hyde jusqu’alors réservé aux profondeurs de la nuit. La dernière distance à parcourir lui sembla beaucoup plus facile.

Malgré quelques faux pas, ils arrivèrent à destination. Loïc adressa un salut franc et complice au soleil dont les rayons faisaient leur toilette matinale dans l’eau calme du port.
Puis il referma la lourde porte derrière eux, heureux de se retrouver au carré.




(port de Gênes, 2006, photo M.D)






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L
Vous ne m'avez nullement offensée, chère Maïté ...
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M
sûrement !votre grd père devait ètre sérieux mais vous avez comme toujours une grande imagination alors !!pardonnez mio si je vous ai offensée
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L
Vous m'avez l'air bien renseignée, Maïté, mais j'ose espérer que mon grand-père était un jeune homme sérieux qui ne rentrait pas ivre mort au carré !!!
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M
on dirait Laurence que vous avez eu un grand-père mousse à 14 ans ,mais peut ètre ne l'avez vous pas connu ?
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L
OK, je comprends ... en fait, c'était pour finir sur le mot ... carré !
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