Appel à textes Vidéo: Xavier Garnerin entre Heidegger et Heineken.

Publié le par magali duru



Vous redémarrez, tournez gauche droite dans des rues, puis vous garez votre voiture devant une barre d’immeuble aussi récente que vétuste et que bon nombre de tags paisibles, car ne rêvant socialement ni géographiquement d’aucun ailleurs, ont à cœur d’identifier comme une authentique grosse merde. Vous appréciez toutefois qu’ils parachèvent ainsi l’ouvrage. Vous bloquez le volant de votre voiture avec une solide barre de métal précédemment soustraite au supermarché du coin. Voler pour qu’on ne vous vole pas… Là, c’est jusqu’à la logique qui vous écœure, là, il y a presque à vos yeux la nécessité d’une larme.

Vous mettez écologiquement à la poubelle la Martinique à 600 € huit jours sept nuits et la quatrième pizza gratuite pour trois qu’on commande. Un truc pour une assurance décès également. Vous en profitez pour récupérer la promo pour la pizza, on ne sait jamais, un jour, vous pourriez vivre dans le luxe. Vous remontez dans la solitude des escaliers jusqu’à votre appartement, en refermez la porte au nez du couloir vide et ceignez le portemanteau de votre cache-col sans quitter votre imper.

Vous avancez, sans même chercher à vous frayer un chemin, parmi les boîtes de bière à la dénomination vaguement germanique qui jonchent le sol en provenance du hard-discount du coin, lesquelles émettent parfois d’inaudibles plaintes consécutives à la mise en mouvement de leurs vides. L’une d’elles toutefois, son opercule arrivant au terme de sa rotation en position basse, en profite pour déposer sur le lino un petit pissoulis brunâtre.

Vous circulez dans ce territoire qui vous est propre avec d’autant moins d’attention que vous en connaissez le néant, le papier peint déchu comme la commode branlante et tout ce reste à vau-l’eau dont le seul usage réel que vous pouvez en faire – avec en ligne de mire quelque chose de l’ordre du salut – est de vous savoir n’en pas être propriétaire. Vous habitez chez vous à la manière de qui a jugé que, face à l’universel, être plus ou moins responsable de quelques mètres carrés de néant représente la seule contribution que vous puissiez, raisonnablement et compte tenu de vos forces, apporter à la pérennisation de la bérézina totale, que vous vivez d’ailleurs dans la douleur sereine du compromis, vous demandant souvent s’il ne serait pas possible d’en faire encore moins, histoire de faire comprendre à l’existence que même les mauvaises blagues ont une fin, et que si vous décidiez un jour de l’infime voire de ne plus être, elle aurait bonne mine, l’existence, toute seule comme ça et comme une conne. Aussi votre façon d’investir les lieux n’a-elle de cesse que de rappeler à celle-ci que le Da Sein ne tient qu’à un fil, aussi vous paraît-il que l’existence frémit toujours dès que vous ouvrez la porte rarement fermée de votre frigo pas branché mais sur laquelle vous avez pris soin d’écrire « Heidegger n’est qu’une pute », et laquelle donne, selon les aléas de la situation, soit sur Heineken soit sur rien. Quant à l’armoire récupérée chez votre grand-mère, elle a surtout pour utilité d’expliquer qu’Hegel n’était qu’un disert qui confondait penser avec la manie de ses traducteurs de mettre à chacun de ses substantifs une majuscule. C’est mieux dit sur l’armoire, en tout cas avec plus de concision. À la lecture de votre appartement, d’ailleurs, les putes ne s’imaginent pas à quel point vous avez ici convoqué tant de penseurs profonds pour faire partie de leur cohorte.

Et puis rien, juste rien. Mais vous essayez encore de vivre et de vous poser un cul dans la confortable absence de questionnement du canap’. Vous savez bien qu’ici personne ne cherchera à vous joindre. D’ailleurs, vous n’avez pas le téléphone. Vous essayez juste d’entretenir une conversation raisonnable avec cette bonne copine intérieure qui vous suit à chacun de vos pas. La seule qui ne vous ait jamais abandonné et qu’on appelle souffrance, ou peut-être même juste souffrir.

Vous savez que la chose n’est pas simple.

Mais vous savez aussi pourquoi dans le monde tout, inutilement, bouge beaucoup.

 

Xavier Garnerin

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On peut retrouver Xavier sur son blog et ici.

 

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D
J'aime bien ce rapprochement (et la démarche) entre Heidegger et Heineken : le nazisme a toujours fait bon ménage avec la bière, même si à l'époque le philosophe mentionné devait sans doute en boire de l'allemande, d'origine contrôlée, plutôt que de la hollandaise.Est-ce un simple lecteur des "Chemins qui ne mènent nulle part" qui est propriétaire de ce frigo, ou un nostalgique (voire un survivant) d'une période où la chemise qu'il convenait de porter - avec rectitude - était de la même couleur que certaine boisson à mousse ?Le mystère, inquiétant, reste entier...
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