F...M... comme Franc-maçonnerie, L. T. comme Laurent Trousselle

Publié le par magali duru



Laurent Trousselle (voir dans la page correspondante "Autres plumes") (pseudonyme de *Frédéric-Louis Sauser*), écrivain d'origine suisse, a très tôt placé son œuvre sous le signe du voyage et de l'aventure.

Homme des déplacements, il fut brancardier, employé de bureau, guichetier de banque, barman, journaliste pour un éditeur de guides de voyage... Homme de l'ombre, il fut « nègre » dans l'édition, une situation privilégiée pour étudier l'être humain, observer les réactions des individus les mieux intégrés face aux conséquences (souvent délétères) du dérèglement de nos sociétés .

Amateur de mystères, il n'aime rien tant que de  jouer les Virgile guidant le lecteur dans les arcanes de quelque pièce secrète, journal intime, souterrain dérobé datant de l'époque nazie (les amateurs du recueil Mémoires anonymes (Quadrature) reconnaîtront).

Pas étonnant dans ces conditions que le thème de la franc-maçonnerie l'ait inspiré, comme dans cette nouvelle inédite qu'il offre généreusement aux lecteurs de ce blog et dont je mets en ligne ce soir la première partie.

 

 

 


FM = franc maçonnerie, Vén = vénérable, M = maître,

Comp = compagnon, App = Apprenti, F = frère, et magouille = magouille...

 

 

Le Ier mercredi du mois, 20h20.

- « Mon F secrétaire, si tu veux bien faire l'appel ?

- Absamer Paul ?

-...Excusé.

-... »

 

Depuis trois ans que je suis maçon, l'appel en début de Tenue commence toujours de cette façon. Et comme notre Vén répond à la place des absents, c'est toujours sa voix qu'on entend après le nom d'Absamer.

Souvent les anciens, les M ayant assisté aux Tenues des années durant, deviennent un jour moins assidus. Tout en continuant de payer leurs capitations, tout en restant inscrits, ils ne se déplacent plus qu'occasionnellement, n'assistant qu'à une ou deux Tenues par an. Une initiation ou un banquet le plus souvent.

Je réfléchis et je me dis que même en ces occasions, je n'ai tout simplement jamais vu Paul Absamer. Au point que dans mon esprit le Vén répondant "excusé" après l'appel de son nom fait presque partie du rituel de notre loge.

C'est d'autant plus curieux qu'il y a quelques semaines, nos débats ont justement porté sur l'assiduité. A certaines de nos Tenues on remarquait davantage de Comp et d'App que de M présents. C'en était au point qu'avant chaque réunion, le Vén était obligé d'organiser par téléphone un roulement afin d'atteindre le nombre de M requis pour l'ouverture des travaux.

Je ne fais pas partie de ceux qui avaient nourri cette discussion sur l'assiduité, qui s'est soldée par des lettres recommandées adressées aux F les moins motivés, mais soudain un détail me frappe : si dans notre loge plusieurs poursuivent une carrière à l'étranger, consul, prof expatrié, etc., on sait pourquoi leur absence est excusée, et à l'occasion quelqu'un de la loge donne de leurs nouvelles. Mais jamais dans le cas d'Absamer, alors pourquoi ? Et puis, a-t-il reçu une lettre recommandée, comme les autres ? J'en doute. Notre Vén semble systématiquement tenir son absence pour une question entendue, comme si Absamer faisait partie de ceux excusés par principe. Dans une société philosophique, philanthropique et progressive, travaillant à l'amélioration matérielle et morale de l'humanité, on ne s'attend pas à ce genre de dérogation.

 

J'ignore pourquoi aujourd'hui l'absence de ce F commence à m'occuper l'esprit - sans doute parce qu'on s'ennuie pendant une Tenue et que l'on cogite souvent sur un détail du temple, ou sur n'importe quoi d'autre ?

Depuis combien d'années Absamer manque-t-il ? Une fraction de seconde, je songe à chuchoter à mon voisin cette question, et puis je me retiens en sentant obscurément qu'une question directe concernant Absamer serait une erreur.

Un peu plus tard, descendu en salle Humide pour les agapes qui suivent chacune de nos Tenues, je me place à côté d'une figure de la loge, le F hospitalier, et j'attends qu'il ait bu plusieurs verres.

- [...]

- « Absamer, je ne l'ai pas connu longtemps, je suis arrivé après lui... », me répond-il. « Quand il venait, c'était quelqu'un de très assidu. Et puis brusquement on ne l'a plus vu, il est parti à l'étranger, je crois. Il envoie tous les ans sa cotisation.

- [...]

- Mais non, je ne réduis pas les choses à une question de cotisation. » se défend-il. « Absamer a choisi de rester maçon de loin, et ça le regarde.

- [...]

- « Si bien sûr, il donne de ses nouvelles. Mais je crois qu'il écrit toujours le même texte, alors le Véné ne nous lit plus ses courriers. Des mots très courts. Je crois qu'il vit sans téléphone. Ou bien s'il en a un, il ne nous le donne pas.

- [...]

- Quel genre de Frangin c'était ? Mais qu'est-ce qui te prend ? » demande-t-il. « Quelqu'un d'assez classe, de toujours impeccablement mis, avec une très belle voiture, je crois. Je ne sais plus très bien... on ne le voyait jamais en salle Humide. Pas très marrant, comme garçon.

- [...]

- Il a déménagé il y a longtemps, je ne me souviens plus. »

Alors que je laisse l'hospitalier plaisanter un App en train de lui servir à boire, je me replonge dans des pensées sur l'éternel premier excusé de notre liste d'appel. Le Vén en chaire ne mentionne jamais les courriers d'Absamer alors qu'il nous lit dévotement tout ce qu'il reçoit, jusqu'aux cartes postales débiles de F revenus de vacances depuis longtemps. Alors pourquoi un tel silence sur Absamer ?

Je me dis que j'ai déjà remarqué cette alliance des vieux M le concernant, rien de verbal mais je me remémore très bien l'empressement avec lequel les deux Vén - que j'ai successivement vu élire en quatre ans de maçonnerie - répondent « excusé » sans jamais rien expliquer.

Ce soir les agapes s'éternisent. Je n'aime pas ces ambiances de chambrées masculines, la lourdeur érigée en figure imposée. Et en fin de soirée, je réattaque le F hospitalier qui soupire :

- « Non je ne pense pas que nous le reverrons...

- [...]

- T'as de ces questions ! Plus personne ne le connaît. Je crois me souvenir que l'année de son départ il ne s'entendait pas bien avec le Vén et le collège d'officiers. M'enfin j'en sais rien. Il est là, il cotise, il revient quand il veut, alors on ne sort pas de cette logique. Bois un coup et oublie ce frangin... »

 

* * *

 

J'ai une vie en dehors de la maçonnerie et ce n'est pas dans mon caractère de fouiller une histoire qui ne me regarde pas. Pourtant à la Tenue suivante j'arrive une heure en avance sur les autres, afin de passer par notre "placard". Je sais que j'y trouverai les cahiers dans lesquels le F secrétaire range les tracés des cinq dernières années - nos comptes rendus de séances - avant qu'ils ne soient archivés (avec les pièces annexes, courriers et autres), à la bibliothèque de l'Ordre au cinquième étage.

Récapitulatif des absences, je commence par l'année juste avant mon initiation. Absamer Paul : sur 22 Tenues, 22 croix dans la colonne Absences excusées. L'année suivante, 21 croix pour 21 Tenues. Etc. Étrange.

Et d'autant plus étrange qu'il y a quelques mois, la loge a voté la radiation d'un F qui ne venait plus. Je retrouve le passage du tracé mentionnant ce vote. Objet : défaut d'assiduité.

Cette exception Absamer m'ennuie de plus en plus. Quelque part elle n'est pas maçonnique du tout.

 

- « Mon F secrétaire, si tu veux bien faire l'appel ?

- Absamer Paul ?

-...Excusé.

-... »

 

Pendant toute la Tenue je continue de réfléchir. En dehors de ceux en poste à l'étranger et qui retrouveront un jour leur place sur nos colonnes, quand un F déménage définitivement, il finit par s'affilier dans une loge près de son nouveau domicile... Peut-être Absamer n'a-t-il pas trouvé d'obédience travaillant au rite français près de chez lui, tout simplement ?

Je décide de creuser discrètement cette histoire - et je dis discrètement en souriant intérieurement parce qu'on entend souvent chez nous que la F M n'est pas une organisation secrète, mais une organisation discrète.

Foutaises.

 

* * *

 

On est quinze jours plus tard et je monte à la bibliothèque de l'Ordre demander au F Servant les archives de notre loge. Après quelques recherches je mets la main sur un courrier d'Absamer. Je me dis tout d'abord : « Tiens, très bonne pioche ! ». Et puis finalement ce n'en est pas une... - ou bien si, au contraire ? - car je remarque très vite qu'une deuxième lettre, dans la chemise de l'année antérieure, se trouve être, mot pour mot, identique à la première.

Basiques et formelles, toutes deux disent :

Vénérable Maître,

tu trouveras ici un chèque correspondant au montant de ma capitation pour la prochaine année, et un peu plus, je pense, que tu pourras verser au tronc de la Veuve. Vous me manquez. Fraternellement... Paul.

 

Je fouille quelques années et invariablement, ce sont les mêmes phrases qui reviennent.

Quelque chose me chiffonne...

Il faut ici expliquer que dans chacun des courriers que reçoit la loge - carte postale ou non - on sent toujours une sorte de chaleur, de fraternité, parfois plaquée de façon artificielle, ou folklorique, mais bien là. Or dans les mots recopiés d'une année sur l'autre par Absamer, on ne relève qu'un service minimum, à peine assuré par le fraternellement final.

Et à relire pour la x ème fois ce court texte envoyé une fois l'an, j'y sens quelque chose de malsain, de cynique presque... Bientôt un détail me frappe, une question sordide qui me fait ouvrir avec appréhension la boîte d'archives marquée Comptabilité.

 

( à suivre)

 

 nouvelle inédite  © Laurent Trousselle 
(partie 1)

 

 

 

 

 

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S
<br /> <br /> J'ai lu un livre de cet auteur. Troublant,vraiment.<br /> <br /> <br /> <br />
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L
La suite...................... vite !!!!!!!
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L
Argh ! Ca devrait être interdit les "à suivre" !
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